Du respect

Il y a une dizaine d'années, j'avais une conversation avec un ami dans le métro. Comme souvent, on parlait d'amitié et à cet âge là, on a pléthore d'idées préconçues et parfois éprouvées de ce qu'il faut faire pour différencier les amis des potes. En l'occurrence, il me dit qu'il s'interrogeait sur les personnes qui viendraient le voir à l'hôpital si jamais il tombait gravement malade. Ceux qui viendraient seraient les vrais amis, ceux qui respecteraient et valoriseraient leur amitié. Je lui répondis que mes vrais amis seraient ceux que j'aurais envie de voir à ce moment. Je n'ai jamais oublié ce moment parce que c'est la première fois que je le vis agréablement surpris par l'originalité de ma pensée. « Ah ouais c'est intéressant comme point de vue. J'aime bien ! ». Ma manière de pensée devenait respectable et respectée. J'étais content.
Je me rappelle également d'un jour où nous faisions la fête en famille chez une de mes tantes. Nous devions être mille dans l'appartement. Au détour d'une conversation, l'une de mes tantes commet une faute de français. Naïf que j'étais, je la reprends. Nous étions alors tous censés être soumis à la même obligation du savoir-parler-français. Ma mère me dit alors « on ne reprend pas sa tante. ». Deux choses m'interpellèrent. Premièrement, l'utilisation de « tante » et pas « mère ». Dans ma famille, comme dans beaucoup de familles africaines, mes oncles sont mes pères et mes tantes sont mes mères. Elle fait donc cette distinction pour signifier qu'elle a un statut différent dans cette situation. « J'aurais pas fait cette erreur et quand bien même, je ne serais pas gênée que tu me reprennes » semblait-elle vouloir dire. Deuxièmement, l'utilisation du « on » comme pour dire, c'est un ordre à suivre en tout temps et tout lieu par tout le monde. Évidemment, esprit de contradiction oblige, premier réflexe : « Pourquoi ? ». « Parce que c'est un manque de respect ». Ni le lieu ni le ton ne se prêtaient à une passe d'armes argumentatives. Je laissai tomber pour le moment mais je gardai l'incident dans un coin de ma tête. J'avais raison mais je me sentis quelque peu humilié. C'est quoi le respect si on ne respecte pas tous les mêmes règles ?
La vérité est que j'ai toujours associé le respect à une forme de souffrance. En particulier, conformément à l'identité qu'on se crée. On dit bien « se faire respecter », « obtenir le respect qu'on mérite ». Pourtant on « respecte » et à l'inverse on « manque de respect ». Dans un sens il y a une idée de labeur et dans l'autre une idée d'abondance (ou de tarissement le cas échéant). On travaille pour l'obtenir et on le donne sans effort. Étymologiquement, les notions de travail et de labeur se réfèrent directement à la souffrance. Ce qui correspond bien à l'idée que je m'en fais. S'il n'y a pas souffrance, réelle ou potentielle, il n'y a pas de respect.
Ma plus grosse bagarre a aussi été la plus brève. 4e, Collège Paul Bert, cour de récréation, terrain de basket. Je fais quelques shoots comme à mon habitude en sortant de la cantine et en attendant la reprise des cours. La règle est « si tu mets ton panier, on te redonne la balle. Sinon, tu te bats pour capter ton rebond et donc ton tour de shooter. ». On était généralement plusieurs à jouer mais là, il n'y avait que Midon, un camarade de classe, et moi sur le terrain. Je shoote, mets mon panier, Midon récupère le ballon et décide de s'en aller shooter à son tour.
- « J'ai marqué mec, envoie la balle. »
- « Non. »
- « Envoie la balle, je rigole pas. »
- « Non. Moi aussi j'ai envie de shooter. »
En ce temps, j'étais pas bien grand pour mon âge, plutôt chétif et j'avais horreur de passer pour une victime. Mon sang ne fait alors qu'un tour. Je m'avance vers lui calmement alors qu'il se prépare à shooter comme pour me narguer et je lui colle la plus violente droite dans le nez que je pouvais. « POC ! » le son résonne dans toute la cour. Un lycéen m'attrape par le cou pour me féliciter du coup porté. Tout le monde présent dans la cour se retourne. Et je revois Midon aller se blottir contre un tronc d'un arbre, se tenant le visage en pleurant. A ce moment, je me dis « je lui ai vraiment fait mal et finalement je peux même pas shooter. ».
J'ai gagné un certain respect ce jour-là mais je ne l'ai jamais ressenti comme une victoire. Plutôt comme une erreur. Constater le changement de comportement d'autrui à cause du mal que j'ai fait n'est pas franchement pour me rassurer. Et puis, j'étais certain que ma mère s'assurerait que ce soir-là serait mon dernier.
Cette identité factice que je m'évertuais à protéger provenait en partie d'une aversion réelle pour l'abandon. Je voulais avoir des amis mais je voulais aussi être admiré pour mes qualités, autant physiques qu'intellectuelles. J'étais pas un mauvais élève, cela dit, j'ai toujours été atypique (Coucou M. Catry). Les standards d'évaluation ne me sont pas adaptés. J'étais constamment tiraillé entre les bonnes notes, mon propre intérêt pour le sujet et la validation sociale. La notion même de respect dans ce contexte était nécessairement floue pour moi.
J'ai pas mal entendu parler de masculinité toxique ces dernières années. Une autre manière de décrire la réalité du machisme chez les hommes sensibles. Un homme, ça pleure pas, ça trouve des solutions. Un homme, ça se plaint pas, ça endure. Un homme ça se laisse pas marcher sur les pieds, ça s'affirme. Il ignore forcément comment exprimer sa compassion et sa sensibilité sans blesser. La vérité, c'est que ces traits de caractère sont très utiles quand tu dois survivre. Néanmoins, ils t'empêchent grandement de kiffer si tu n'es pas en mode combat. Malheureusement, souvent, le combat ne continue que dans la tête, si on n'en meurt pas avant.
Contre qui ou quoi vais-je devoir me battre pour être respecté aujourd'hui ? Là est tout le problème. En manque d'ennemi, je n'aurais d'autre choix que de répondre à l'alternative suivante : dois-je vivre avec les autres et tôt ou tard les heurter ou bien m'isoler, abandonner mon besoin d'être respecté et laisser la pleine place à la blessure provenant de mon choix de m'isoler ? Comme la vie est "bien" faite, mon cerveau refuse de choisir et préfère me mettre dans des situations qui me frustrent, où je me force à choisir les deux à la fois. Dire "oui" quand je devrais dire "non". Se faire dire "non" quand je veux entendre "oui". Choisir de faire des activités de groupe qui me font chier. Souffrir de l'apparente impossibilité de partager ce que j'aime faire par peur d'être incompris.

A quoi bon donc ? Je crois que le respect c'est juste une forme d'égo. L'insulte ne qualifie que celui qui la profère. La souffrance est imputable à autrui que si elle est physique. Il n'y a jamais lieu de croire que mon identité est définie par d'autres. Certes, elle se construit dans l'altérité. Mais, pour cette raison, la sensibilité devrait être célébrée car c'est elle qui nous permet de comprendre l'importance des règles du vivre-ensemble. Nous développons notre empathie essentiellement à partir de ce que nous ressentons. Le respect et son corollaire la cohérence ne sont que des concepts qui renvoient à l'ego. Le but de ce dernier est de se protéger et de maintenir sa zone de confort. Et a fortiori, nous empêche d'apprendre d'autrui et de son ressenti.
A titre personnel, j'ai pleinement conscience de mes propres contradictions et je ne cherche plus le respect de qui que ce soit. Mon ego est mon pire ennemi. A ce titre, l'amour inconditionnel est bien plus difficile à obtenir et à maintenir que le respect. Voilà mon objectif. Aimer quoi qu'il arrive, et trouver les personnes qui aiment ainsi.